16III L'aquarium

Je vous le jure : sur le chemin du retour j'ai résisté de toutes mes forces. Vous imaginez que je mourais de curiosité : pour une fois que j'avais à ma disposition, à mes côtés, pour un long trajet, une spécialiste ! Il me semblait entendre à mes oreilles l'impatience de mes sœurs et frères africains, tous, un jour ou l'autre, demandeurs de visa. Mais enfin, Marguerite, tu es trop bête ! Profite de l'occasion ! Et enfin nous saurons comment ça fonctionne vraiment, un consulat de France, ce qui se trame derrière les hygiaphones…

Fidèle à l'éducation de Mariama (respect des mystères d'autrui en toutes circonstances), je me taisais, malgré l'envie de savoir qui me dévorait.

Soudain, honte sur moi, j'ai cédé :

— Mademoiselle Launay, sauf si c'est interdit, bien sûr, confidentiel défense, vous pourriez me raconter un peu votre métier ?

Un large sourire l'a illuminée. Envolée la fatigue du voyage, oubliés les cahots. Le bonheur d'évoquer sa passion la transfigurait. Une fois lancée, elle ne s'est plus arrêtée jusqu'à Yélimané. Et vous pensez si ma mémoire a tout retenu, goulûment, le moindre détail.

« L'aquarium est une sorte de cave, une pièce carrée sans fenêtre aux murs tapissés de rayonnages métalliques, au plafond verdâtre, mangé par de grosses taches grises d'humidité. Tout le monde, chez nous, emploie ce mot : l'aquarium. Même l'ambassadeur. Chaque semaine, à la réunion générale, il nous raconte ses démêlés avec Paris. J'ai envoyé un nouveau rapport au Département. Cette fois, Paris sera bien obligé de voter les crédits de rénovation. L'année prochaine, je vous en donne ma parole, vous ne reconnaîtrez plus notre vieil aquarium…

« Nous sommes huit, dans l'aquarium. Trois titulaires : Hélène, notre chef, la soixantaine, des cheveux gris, de longs bras distingués et deux ennemis personnels : son ordinateur, qui ne répond jamais à ses questions. Et le ministère, qui n'a pas jugé nécessaire de former les personnels au maniement du logiciel, la future arme fatale contre les fraudeurs. Quelles que soient la chaleur ambiante et la largeur des taches qui lui mangent sa robe dans la région des aisselles, elle parvient, on ne sait comment, à ne sentir que le savon Yardley vétiver. Cette femme est l'exemple même de l'être humain qui se respecte. Puis nous avons Henri, qui porte un diamant dans l'oreille. C'est notre grand vérificateur. Il passe sa vie au téléphone pour s'assurer que l'hôtel Le Marrakech, 45, boulevard Paul-Vaillant-Couturier, à Montreuil, a bien réservé une chambre au nom du sieur Coulibaly Mahamadou, du 17 juin au 16 juillet 1999 ; que le garage Modern Mécanique, quartier de Badalabougou (Bamako), emploie vraiment une dame Traoré Cécile, que le chèque de garantie de 30 650 francs CFA émis par M. Coulibaly est plus qu'une simple photocopie… Enfin moi, juste sortie de l'École de Nantes, la dernière arrivée. Cinq recrutés locaux complètent notre équipe : Christine, une géante, ex-infirmière, chargée, vu sa compétence, des visas sanitaires. Aïcha et Djamila, mes collègues à l'accueil, deux binationales franco-marocaines, intarissables sur leurs vies intimes. M. Leccia, le Corse, il paraît qu'il faut toujours un Corse en Afrique, responsable de la trésorerie. Chaque vendredi soir, il nous dit adieu, je quitte l'aquarium. Cette fois, c'est sûr. Je rejoins mon cousin au casino de l'Hôtel de l'Amitié. Et chaque lundi, on le retrouve, tristement penché sur ses colonnes de chiffres. Pour finir, Xavier, natif de Toulouse et fou de musique. Il traite les dossiers toujours délicats des échanges culturels : comment s'assurer que quinze personnes sont vraiment nécessaires pour accompagner Mory Kanté au festival des musiques métisses de Limoges, et qu'ils sont tous artistes, et qu'ils vont tous revenir au Mali, le concert donné ? »

Un à un, tandis qu'elle parlait, revenaient les villages traversés à l'aller. Marityamba. Biladjima… La piste était comme un fil de laine que nous rembobinions peu à peu. Je tendis à Mlle Launay ce qui nous restait de boisson. Une demi-bouteille d'eau minérale brûlante. Elle grimaça.

— Merci. Je préfère continuer. Après tout, parler d'aquarium, ça devrait désaltérer, non ?

— Justement, pourquoi cette appellation « aquarium » ?

— Un jour, je vous invite. Vous comprendrez tout de suite. Nos antiques climatiseurs n'arrêtent pas de rendre l'âme. Il paraît que les crédits de remplacement sont votés. Mais on n'a jamais vu un crédit voté, c'est-à-dire non arrivé, réfrigérer quoi que ce soit. Nous suons donc, tous les huit, titulaires comme contractuels, la buée obscurcit nos lunettes et, plus souvent qu'à leur tour, les formulaires 13-0021 se trouvent irrespectueusement maculés par les gouttes salées qui tombent de nos fronts ou du bout de nos nez.

« Et puis les hygiaphones. La rangée de vitres rayées derrière laquelle la foule sans cesse renouvelée de nos clients africains scrutent (et commentent) le moindre de nos gestes. Ces hygiaphones percés de petits trous pour les mots et d'un plus vaste pour les papiers. Nous sommes des poissons, huit poissons prisonniers de vous, les Africains. Fermez les yeux, madame Bâ, écoutez la chanson quotidienne du consulat. « Au suivant. Mais non, dans l'autre sens ! Vous me rendrez fou. Comment voulez-vous que vos documents passent dans le bac ? Poussez encore. Parfait. Voyons ça. Bonjour, monsieur Touré. C'est vous, monsieur Touré, c'est bien vous, n'est-ce pas ? Car votre photo est d'un sombre ! Approchez-vous de la vitre. Dites-moi, je me trompe ou votre front a rapetissé ? Vos cheveux poussent plus bas. Et le lobe de vos oreilles, là, il est devenu minuscule, les souris vous grignotent la nuit, c'est ça ? Vous me jurez que c'est vous ? L'appareil était mal réglé, bien sûr, bien sûr. Pour le doute, on verra plus tard. Alors, qu'est-ce que vous m'apportez d'autre? Commençons par le commencement. L'attestation d'emploi au Mali. Car, avec le chômage actuel, inutile d'espérer un travail en France, vous savez ça ? Bon. Il y a vraiment une société BPI à Kayes, Boulangerie et Pâtisserie Industrielle? Parfait, on téléphone. À propos, vous avez apporté l'argent. Pardonnez-moi, il manque 2 000 francs, c'est 16 500, la courte durée.Vous trouvez ça cher ? Demandez à vos amis américains. C'est 50 000 pour visiter New York. Passons à autre chose. Raison de votre voyage ? Parlez plus fort, je n'entends pas. Revoir la famille ? Bien sûr ; elle a bon dos, la famille africaine. Où habiterez-vous, déjà ? Ah oui, 17, rue des Quinconces. Ça donne dans quel boulevard, la rue des Quinconces ? Vous avez oublié, Gabriel-Péri, ça ne vous dit plus rien, quel dommage ! Dites-moi, vous déclarez être allé deux fois chez nous, avant de revenir bien sagement. Donc vous connaissez Paris ? Parfait. Ils ont quelle couleur, les taxis parisiens ? Jaune, vous êtes sûr, comme les taxis maliens ? Hélas, monsieur Touré, nous aimons la diversité en France, vous ne seriez pas un peu menteur, monsieur Touré ? Nos voitures sont de toutes les couleurs. Vous avez des trous de mémoire ? Comment donc ? Allez, reprenez votre dossier. Et la prochaine fois, apprenez mieux votre leçon. Raciste, je suis raciste ? Contrôlez vos propos, monsieur Touré. Au suivant… »

Je ne la reconnaissais plus, l'Afrique a de ces effets, parfois, chez les jeunes gens tempérés. Un rythme prend possession d'eux. Et plus moyen de les arrêter. Je posai ma main sur son front.

— Vous ne voulez pas dormir un peu ?

— Où sommes-nous ?

— Seulement à Iringodébé. La route est encore longue…

— Je dois continuer.

« Loin derrière les hygiaphones, dans le fond de la salle, d'autres clients, nos habitués attendent tranquillement leur tour. Bakkari, l'envoyé du ministère des Armées : chaque jour, il présente la liste des vrais ou faux militaires soi-disant convoqués à Paris, dans le cadre de la coopération, pour participer à des stages de perfectionnement plus ou moins imaginaires. Bakkari est apprécié de l'aquarium : il prend les refus avec philosophie. Un grand sourire. Je comprends la France. Elle ne peut accueillir tout le monde. Autre grand sourire. Je reviendrai demain. À demain, donc, Bakkari, et bien le bonjour au ministère !

« Il y a aussi le fringant M. Haeberlin, natif de Moernach (Haut-Rhin), quatre-vingt-six ans avoués, jeune époux d'une sublime Fenda, vingt printemps. Depuis son bonheur, il vient régulièrement tenter de faire entrer en France ses innombrables nouvelles belles-sœurs et cousines.

« Les hygiaphones ne nous offrent pas que des tracas. Je me souviens d'un grand jour. Les climatiseurs avaient ressuscité vers une heure moins cinq, juste à temps pour fêter la bonne nouvelle. Dès qu'elle le vit apparaître, aussi géant que timide, Mme Hélène s'écria : « Monsieur Keita, nous avons vos papiers. Vous pouvez partir demain. »

« Depuis un mois, il attendait les certificats de l'hôpital de la Salpêtrière pour venir offrir à son frère cancéreux la moitié de son foie. L'aquarium tout entier souhaita bonne chance au donateur et célébra longtemps l'excellence de notre médecine.

« Alors, madame Bâ, que pensez-vous de mon métier ? Quand je vous disais que l'état civil… »

Et c'est là qu'elle s'est endormie. D'un coup. La brave petite ! Mission accomplie.

Monsieur le Président de la République française.

Vous connaissez Mme Bâ, vous savez que vous pouvez lui faire confiance : elle va garder pour elle ces confidences. Soyez tranquille : l'aquarium conservera ses secrets. Peut-être que ce récit vous servira. Vous n'avez guère le temps de visiter ces aquariums, forcément. Pardonnez-moi, mais je crois que vous devriez. Après tout, ces consulats sont vos vrais postes-frontières, aujourd'hui. L'endroit où se ferme (parfois s'ouvre, il faut être juste) la porte de votre pays, la France.

Madame Bâ
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